02/11/2020 6 Minutes read Design 

Quand les luxe-natives Chinois repensent le luxe

Comment décoder les motivations des luxes-natives chinois pour faire sa place sur le marché du luxe ? Quels enseignements peut-on tirer de leur récente défiance ?

65% de la consommation mondiale de l’industrie du luxe est aujourd’hui générée par la population chinoise. Les maisons de luxe occidentales convoitent ces parts de marché avec énergie, mais cette opération séduction s’avère complexe. Les jeunes Chinois imposent aux grands noms du luxe occidental de revoir leur discours, leurs codes et leurs services. Les boycotts très médiatisés des maisons Dolce&Gabbana et Balenciaga en sont la preuve.

Ainsi, les maisons qui ne s’intéresseront pas aux attentes de ces luxes-natives devront faire face à leur désintérêt croissant, si ce n’est à une hostilité légitime. C’est aujourd’hui 45% des consommateurs Chinois qui déclarent vouloir acheter plus de marques de mode chinoises pour leurs futurs achats. Ces créateurs locaux convoités talonnent aujourd’hui les leaders sur la scène luxe internationale.

Alors, comment décoder leurs motivations pour faire sa place sur ce marché ? Quels enseignements peut-on tirer de leur défiance ?

Exit les codes de vieux rentiers, bonjour la nostalgie des 2000s & la culture workaholic

Street Style à l’occasion de Fashion Week Automne-Hiver à Shanghai, 2019. Crédit photo : Emily Malan

Si des marques comme Chanel ou Aston-Martin s’appuient sur des héritages patrimoniaux forts, ils ne sont pas toujours valables auprès de la jeunesse chinoise. Des évocations si symboliques en Occident comme la petite robe noire d’Audrey Hepburn ou le Kelly de la Princesse Grace n’y trouvent pas d’écho. À l’inverse, c’est Teresa Tang et son « Old Shanghai Lady look », tout en robes Qipao et chignons relevés, qui fait figure d’icône mode nationale. La tendance 90’s, bien hégémonique à l’international, s’exprime différemment en Chine avec, par exemple, une certaine nostalgie de l’uniforme écolier aux allures de jogging. Parmi les modèles de la génération Z se trouvent les héros olympiques des Jeux de 2008. Cette époque évoque une grande fierté pour les Chinois ayant grandi dans les années 1990 et 2000, avec comme porte-étendard le gymnaste Li Ning dont la marque sportwear affiche les symboles de cette période.

défilé Li Ning Spring/Summer 2020 - NYFW
Défilé Li Ning, Spring/Summer 2020, Fashion Week de New York

Alors, les piliers du luxe réagissent pour adapter les collections et commencent à étudier en profondeur leurs références culturelles et leurs symboles. Karl Lagerfeld démontra tôt un fort intérêt pour le pays en y organisant certains défilés : le défilé Métier d’Art Paris-Shanghai en 2009, librement inspiré des robes Qipao. Plus récemment, le joaillier Piaget propose une collection de montres « Zodiac » évoquant les signes du zodiaque chinois. Chez Chaumet, on choisit d’évoquer le personnage Mulan en choisissant sa prochaine interprète Liu Yifei comme égérie.

Si les Occidentaux font de la consommation du bien de luxe un manifeste statutaire, le self-reward est au coeur des motivations des jeunes Chinois. Au pays où le modèle du 996 (travailler de 9h à 21h, 6 jours par semaine) est fièrement revendiqué par des dirigeants comme Jack Ma, l’achat de biens de luxe constitue un objectif motivant pour tenir cette cadence. Si le 996 est controversé et contesté par certains employés, d’autres en font une fierté personnelle à l’image de leurs ambitions. Le shopping devient alors un acte de self-care et le cumul d’objectifs matériels une nouvelle forme d’ascension sociale dans cet environnement compétitif. Dès lors, le luxe ne s’adresse pas qu’à une clientèle fortunée et rentière, mais aussi à toute cette classe moyenne émergente qui se récompense par la consommation de ces biens. Alors, aux maisons de repenser leur service et leur approche en fonction de cette segmentation, avec, entre autres, une expérience client spécifique.

Cette culture worker est par ailleurs portée par les KOL (Key Opinion Leader), des méta-influenceurs d’horizons variés : musique, cinéma, mode ou encore entrepreneurs. Parmi les plus connus, Kris Wu, Lay et Luhan -anciens membres du groupe phénomène de K-pop/C-pop EXO- ou encore les mannequins Angelababy et Liu Wen. Ils sont à la fois vecteurs de visibilité et content-provider, l’endorsement avec les marques se retrouve dès lors inversé.

Mr Bags, Credit Photo : Instagram

Certaines maisons reposent alors complètement sur les KOL pour construire leur campagne. En 2018, Tod’s collabore avec Tao Liang, soit Mr Bags, 5 millions sur la plateforme de blogging Weibo, pour co-créer le mini-program e-commerce Mr Bags’ Baoshop sur WeChat. Ce partenariat a dégagé 500 000$ de ventes, l’ensemble des articles ayant été vendus en 6 minutes. Mr Bags a ainsi battu son record personnel, obtenu lors d’un précédent partenariat avec Givenchy qui avait généré plus de 170 000$ en 12 minutes. Pour le lancement d’une montre co-brandée avec le constructeur automobile Pirelli, la marque Roger Dubuis a pu s’appuyer sur l’approbation de Car Review et Car Uncle, deux comptes WeChat influents de la communauté du luxe automobile. Les KOL, en gardant leur indépendance sur la production de contenus, préservent leur caution et leur pouvoir de prescription auprès de leur communauté. Ils ne sont plus un relais média, ils font partie intégrante de la stratégie créative des maisons de luxe.

Sur mobile et in-real-life, des services modulaires et ubiquitaires avant tout

*Crédit photo : Unsplash *

Aux défilés, en backstage, pour le e-commerce… Instagram – et sa culture visuelle – est devenu le vecteur de visibilité n°1 du secteur luxe. Mais la population chinoise n’a pas toujours accès à l’application. Exclue de cette audience, elle se retrouve sur ses réseaux propres.

WeChat rassemble une communauté de plus d’un milliard d’utilisateurs, au coude à coude avec Instagram. Cette application de messagerie est couplée à toute une galaxie de mini-programs, sortes d’app-in-app à la manière de Facebook et de son ancien « app-center » . Grâce à ce mini-program, WeChat permet le paiement en ligne, la réservation de billets ou encore le partage des articles. 2,3 millions de mini-programs sont disponibles, soit l’équivalent du catalogue d’applications de l’Apple Store.

Aucun usage ne prédomine vraiment, ce qui rend WeChat difficile à définir et à comparer pour celui qui s’y aventure la première fois. Pour les marques, l’approche complètement modulaire de WeChat permet d’affiner le service pour offrir des expériences sur-mesure. Le maroquinier Longchamp y a ainsi développé un mini-program pour customiser la couleur, l’intérieur, l’extérieur et les badges de ses sacs.

Face à ce géant très global, l’application e-commerce Xiaohongshu s’impose comme leader chez les luxe-natives. Le bouche-à-oreille et la caution entre pairs sont au coeur de l’expérience. Cette approche résolument sociale en fait un outil plus proche de l’Instagram occidental et facilite l’activation des KOL. La star chinoise Fan Bing Bing y est d’ailleurs surnommée Queen of Sales au vu des retombées stratosphériques de ses partenariats sur la plateforme.

Douyin, mieux connu sous son nom international TikTok, est devenue inévitable des plus jeunes, leur permettant de créer et partager des vidéos hyper créatives de 15 secondes, du challenge viral au lip sync, à grands renforts de filtres et d’effets spéciaux. L’application de contenus vidéos pèse 400 millions d’utilisateurs actifs en Chine et a rassemblé plus de 170 millions de vues en 48h à l’occasion du MET Gala, incontournable grand-messe de la mode. De belles opportunités de visibilité seront donc à pourvoir sur cette plateforme qui assume à 100% sa dimension virale et entertainment.

Photo by Jonas Lee on Unsplash

En Chine, une expérience ubiquitaire est indispensable. L’un des grands défis du luxe est son omniprésence sur un territoire étendu, mais aux villes denses. Il existe 600 villes avec plusieurs millions d’habitants qui aspirent à la consommation de ces biens. Difficile alors pour les grandes marques d’offrir des lieux de distribution physiques dans l’ensemble du territoire, la stratégie de chalandise du luxe incitant plus à la concentration des boutiques dans certaines rues clés des capitales. Alors, WeChat peut aider les marques à répondre à ce besoin ubiquitaire, avec par exemple, le mini-program de la plateforme e-commerce JD.com, qui, couplé avec un service de livraison premium, a su séduire des grands noms comme Hermès.

C’est toute une génération qui porte la vision d’un nouveau luxe plus inclusif, autant dans les codes adoptés que dans les cibles auxquelles il s’adresse.

La totalité d’un service et d’une approche est à adapter en s’appuyant sur les plateformes, les icônes, l’évolution du marché du travail et la bonne compréhension du territoire chinois.

Pour conclure, il faut garder à l’esprit que toutes les stratégies doivent se montrer malléables et agiles pour s’adapter à certaines externalités politiques, notamment les conséquences de la guerre commerciale Chine – USA qui impacte déjà la valorisation du Yuan et donc la consommation de biens de luxe. Alors que ces incertitudes brouillent les projections, il faudra donc compter sur la grande capacité de résilience de l’industrie du luxe.


*Sources :

  • Chine : quand les luxe-natives chinois dictent la communication luxe – Veronique Richebois – Les Echos – 2018
  • Homegrown Chinese fashion comes into style on world stage – Nikkei Asian Review – 2019
  • The WeChat mini-program playbook for e-commerce – Azoya Consulting, 2019
  • China Luxury Report 2019 – McKinsey, 2019
  • The State of Fashion 2019 – McKinsey, 2018
  • Importing the Catwalk: How High-End Fashion Shows Came to China – Susanna Nicoletti, Jing Daily, 2019
  • Is WeChat mini-programs worth the investment for brands ? – Ruonan Zheng, Jing Daily, 2019
  • Ogilvy China Luxury Whitepaper – Ogilvy, 2019
  • Xiaohongshu (Little Red Book) is fostering e-commerce via word of mouth – Tingyi Chen, Walkthechat, 2018*

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